«UR-Musig» : Le film qui nous rend le goût du folklore
de Thierry Sartoretti pour 'l'Hebdo' 28. Juillet 1994
En Suisse alémanique, le film UR-Musig a converti les citadins les plus rétifs aux mystères des alpages. Et provoqué un renouveau du folk suisse. Les Romands vont-ils aussi succomber? Une rumeur. Un grondement qui monte de la plaine, perce la couche de brouillard et va se fracasser contre les falaises qui enferment le Muotathal. Rocher, neige, forêt, cascade. Tout baigne dans une lumière bleutée, irréelle, signe que le jour ne devrait point tarder. Soudain, du haut d'un pic résonne un chant. Une plainte écorchée, une oraison bousculant latin et patois. Se servant d'un couloir à lait (une sorte d'entonnoir en bois) en guise de porte-voix, un berger salue l'aube, prie le Seigneur et demande aux esprits de la montagne de bien vouloir l'épargner. A quelques centaines de mètres, sur une crête voisine, un autre berger entonne une prière similaire. Sa voix suit l'envol des choucas, plane dans les aigus, décroche subitement et plonge en piqué dans les graves, vers la brume. Du jodel. Un jodel étrange, saisissant, jamais entendu auparavant. A la fois cri de guerrier et plainte d'animal blessé. Un jodel qui vous flanque la chair de poule en ce matin glacé de Suisse centrale. La scène est tirée d'un film: UR-Musig, première réalisation du jeune Lucernois Cyrill Schläpfer, tourné „dans le respect des sons archaïques et des gens d'Appenzell et de Suisse centrale“. Un film sans paroles. Peuplé de bruits, de musiques et dédié aux hommes qui perpétuent, génération après génération, les traditions de la UR-Musig: la musique primitive, le son des premiers âges de la civilisation alpestre. Le film de Cyrill Schläpfer arrive cette semaine sur les écrans romands. Présenté en Suisse alémanique l'an passé, UR-Musig a fait triomphe. Médusés, séduits, en proie au vague à l'âme le plus profond, les Alémaniques des villes ont redécouvert leur folklore. Une tradition perdue de vue, à des lieues des clichés kitsch véhiculés par les offices du tourisme. Une culture agrippée tel le lichen sur sa montagne, résistant aux intempéries civilisatrices, vivante, réelle, mystique. Du quartz brut que Schläpfer est allé déterrer dans les vallées peu fréquentées: Entlebuch, Urnerboden, Muotathal, les pâturages du Säntis et du Pilate. Des musiques et des chants que les autorités songeaient à interdire, vers 1600, pour paganisme. En 1768, dans son „Dictionnaire de musique“, Jean-Jacques Rousseau rapporte l'interdiction faite aux mercenaires suisses d'entonner leurs chants. Frappés du mal du pays, les Confédérés ne songeaient plus qu'à déserter. Au XIXe siècle, émergence des nationalismes oblige, le folklore alpin est récupéré par les politiciens. Il devient symbole et ciment de la jeune nation suisse, domestiqué par des cérémonies patriotiques comme la fête d'Unspunnen. Mais dans les vallées les plus reculées, le folklore continue, comme par le passé, transmis de bouche à oreille, indifférent aux modes et aux courants politiques. Rueé sur les Älplermakkronen Avec son enregistreur DAT et sa petite équipe de tournage, Cyrill Schläpfer a passé quatre années sur les traces de la UR-Musig rassemblant 80 heures d'enregistrement avec un souci maniaque du son. L'auteur de UR-Musig ne se considère d'ailleurs pas comme un cinéaste. Sa principale occupation restant la musique. Le film s'accompagne d'ailleurs d'un double CD, voyage fascinant dans les folklores des régions. Où l'on apprend à différencier la douceur des orchestres appenzellois (influencés par la musique balkanique, les valses viennoises) et la rudesse des petits accordéons schwytzois, dont certaines mélodies évoquent la musique cajun. Chants de berger, prières du soir, incantations pour la sauvegarde du bétail, fêtes dans les auberges, jodel d'un montagnard, pieds nus dans son étable uranaise... „Avec ce film, je veux montrer le rapport étroit entre les hommes et leur environnement, comment la géographie influence directement les mentalités, les musiques“, explique, fatigué, Cyrill Schläpfer. Depuis la sortie alémanique de UR-Musig, le Lucernois est sans cesse sollicité: projections, interviews, productions, promotions, qui ne lui laissent guère le temps de se consacrer à sa passion: l'accordeon. L'été passé, la première alémanique de UR-Musig, en plein air, à Lucerne, a été un événement des plus mondains. Venue en masse, l'intelligentsia zurichoise à applaudi é tout rompre Schläpfer, hué le sonorisateur qui osait diffuser de la musique pop durant le buffet et s'est ruée sans vergogne sur les platées d'Älplermakkronen (des pâtes aux pommes de terre, oignons et fromage fondu), coude à coude avec les acteurs de UR-Musig. Saisissant contraste entre les papillonnants dandys citadins et les bourrus montagnards aux pantalons retenus par des larges bretelles. Succès des cloches Le succès du film s'est mué en mode, en culte fervent. De Berne à Romanshorn, c'est désormais la grande transhumance, le retour vers les Alpes. Les hôtels du Rigi accueillent depuis peu le dernier chic: des soirées techno où les branchés zurichois dégustent des croûtes au fromage et dancent des polkas entre deux titres d'acid house. Propriétaire de la maison de disques CSR Records, Cyrill Schläpfer a sorti à la veille des fêtes de Noël, „'s Glüüt“, un disque de cloches. Rien que des cloches de vache, 71 minutes durant et enregistrées, dit la pochette, „en digital par une nuit de pleine lune sur un alpage obwaldien“. Avec plus de mille exemplaires écoulés en quelques semaines, la bonne fortune inespérée des génisses obwaldiennes a de quoi rendre jaloux la plupart des groupes rock. „Le médecin d'un asile de vieillards m'en a commandé plusieurs exemplaires“, sourit Cyrill Schläpfer. „Il a constaté que l'écoute du disque faisait baisser la tension artérielle de ses pensionnaires. Pour la plupart des gens, ce disque évoque l'enfance, des souvenirs heureux. Mais le yuppie qui le joue à ses invités considère „'s Glüüt“ comme un charmant objet kitsch qu'il est de bon ton de posséder. Cette mode passera“. Le Patriarche d'Arth: „Ma musique? C'est comme ça! Point.“ UR-Musig survole les montagnes, mais pénètre aussi dans les cuisines des chalets. Notamment chez Rees Gwerder, un misanthrope, une légende, dont les disques se vendent actuellement à quelque six mille exemplaires. Visage de cire, raviné par les saisons, Rees Gwerder, 83 ans, a le geste lent des hommes de la terre. Jadis, il menait son troupeau sur le Gängigerberg, loin au-dessus du brouillard couvrant souvent le lac de Zoug. Aujourd'hui, Rees Gwerder a dû se résoudre à déménager en plaine, à la maison de repos d'Arth, dans le canton de Schwyz. Un lieu qu'il fuit régulièrement pour animer les cafés du village et s'offrir, de temps en temps, le seul voyage lointain que ce farouche sédentaire veut bien s'autoriser: le restaurant Rietberg à la Waffenplatzstrasse de Zurich. Où il anime les bals avec son petit accordéon, de vingt ans plus vieux que lui. Un couple de légende pour une musique unique: „Rees possède un rythme, une personnalité incroyable“, bégaye d'admiration Cyrill Schläpfer, à la fois son élève et son producteur: „J'ai enregistré Rees chez lui, avec deux micros. C'est là qu'il joue le mieux.“ Le vieux bonhomme s'assoit, tend sur sa jambe gauche un drap noir brodé de son prénom, y pose son accordéon, fouille une poche, en extrait un briquet et un cigare „Original-Krumme“ plus tordu qu'un tronc d'arole, l'allume posément, fouille une autre poche, sort sa boîte de tabac à priser, s'offre un schnupf retentissant, sourit, réclame un bock de rouge limé, y trempe ses lèvres, accroche sa chope à un protemanteau. Le concert peut enfin démarrer. Polkas, valses, Schottisch défilent sans interruption et font tourner la tête des dîneurs. Les danses n'ont pas changé d'une note depuis 1886, l'année où les premiers accordéons diatoniques ont été fabriqués à Schwyz. Et quand on lui demande les secrets de son art, le vieux Rees livre une réponse de sphinx: „s' isch wie's isch“. C'est ainsi. Vibrer pour le folklore suisse? Il y a peu, dans les salons, le sujet était honteux, voire tabou. „Aucun esprit culturel critique n'aurait abordé la question de la Volksmusik“, écrit Dieter Bachmann, rédacteur en chef du mensuel culturel alémanique “du“. Le sujet évoquait par trop les subventions laitières et les programmes lénifiants le la radio Beromünster, ces „cloches de la Heimat“. La patrie. Et pourtant. Dans la foulée du film UR-Musig, le magazin „du“ a consacré une édition complète, quelques 80 pages, au folklore helvétique et à von avatar le plus récent, selon la rédaction: le Mundartrock, le rock en dialecte. Reportages en Appenzell, portraits de musiciens, interrogations socio-historiques, analyse de la texture du jodel... „du“ entendait dissiper un malentendu et redonner ses lettres de noblesse aux musiciens suisses. Notre Billie Holiday, c'est elle! „Les chants du folklore suisse sont fascinants. On a simplement refusé de les écouter“, reconnaît Christian Seiler, journaliste à l'hebdomadaire „Weltwoche“ et responsable du spécial „Volksmusik“ du magazine „du“. Il y a dix ans, ce critique autrichien n'appréciait que le rock et n'aurait jamais écouté la moindre note de Hackbrett: „Jusqu'au jour où un ami, membre d'un groupe de rock aux influences folk, m'a présenté une vieille chanteuse de lieder viennois: notre Billie Holiday, c'est elle!“ En Autriche, la redécouverte et la renaissance du folklore battent leur plein depuis plusieurs années. En Suisse, le déclic est venu plus tard. Notamment par Stephan Eicher: „Il a fallu qu'il reprenne le traditionnel bernois „Guggisberg Lied“, en 1989, pour que l'on découvre la beauté de cette chanson, sa mélancolie. Personne n'aurait accepté d'écouter la même chanson interprétée par un paysan inconnu de l'Emmental.“ La raison de cette longue brouille avec notre folklore: „En Suisse, il est verrouillé, réglementé, régenté par une organisation extrêmement rigide: toutes les sociétés de jodel, d'accordéon, de cor des Alpes, etc.. Sociétés qui ont figé la musique folklorique et sont profondément ancrées dans une idéologie patriotique“, regrette Christian Seiler. Ce sont les fêtes fédérales du costume suisse, avec message du Conseil fédéral, les chorales invitées aux grandes fêtes de lutte, un parfum de costume du dimanche, de poudre à mousqueton et de boisson houblonnée. „Comment voulez-vous qu'un jeune puisse s'identifier à un truc pareil. C'est normal qu'il opte d'abord pour le rock'n'roll“. Un rock'n'roll que le rusé David Bowie qualifiait par ailleurs de musique folklorique urbaine mondiale... UR-Musig est un film fascinant, contemplatif et capable de vous faire pleurer à l'écoute d'un solo de cor. Mais comment expliquer une telle réaction folklorophile chez les Alémaniques? „Les gens touchés en premier ont été les trentenaires et les soixante-huitards“, note Marcel Gamma, 32 ans, responsable des opérations publicitaires du WWF et producteur du disque „Nimmerland“, groupant folk-rock suisse et musique alpestre; un succès qui contribue à remplir les caisses de l'association écologiste. „Nombreux sont ceux qui en ont marre de l'imperialisme anglo-saxon qui règne sur la musique. Ils recherchent leurs racines, se tournent vers la Suisse qu'ils ont longtemps méprisée“. A ce besoin, très vif en Suisse alémanique, de retrouver sa Heimat, son chez-soi tant géographique que socio-culturel, viennent se greffer l'air du temps, une propension à l'écologie qui pousse les Alémaniques vers les montagnes: „J'ai des amis qui cette année ont renoncé à leurs vacances newyorkaises pour leur préférer des randonnées en Suisse centrale“, constate Marcel Gamma. Le jodel, dans sa forme la plus primitive, possède également une aura mystique à même de réconforter la génération new age à bout de souffle musical. Fataliste, Cyrill Schläpfer y voit une mode, appelée à refluer: „C'est l'ethno-fever des montres Jordi, un phénomène relayé par la pub, l'habillement, le design“. Paradoxalement, l'engouement des Alémaniques pour leur folklore serait mortel pour ce dernier. Mandaté au début des années 80 par l'Unesco, l'ethnologue Hugo Zemp a sillonné le Muotathal à la recherche des derniers jodlers: „Un des paysans s'est retrouvé sur la pochette du disque. Les sociétés de jodel se sont moquées de son chant écorché. Depuis, ce paysan n'a plus jamais chanté“, conte Cyrill Schläpfer. Quel que soit son avenir, cette vague ethnique aura au moins permis à de jeunes musiciens de s'abreuver à la source du folklore suisse, sans passer par l'amidonné réseau des chorales et sociétés musicales. En Appenzell, la contrebasse de Ficht Tanner et le Hackbrett de Töbi Tobler bousculent les mélomanes d'Urnäsch. Au folklore traditionnel, les deux joyeux chevelus du groupe Appenzeller Space Schöttl ajoutent du jazz et du reggae. A Zurich, des groupes rock américanophiles ont désormais des liens avec leurs cousins des montagnes. Ainsi Jellyfish Kiss accueille depuis peu un nouveau membre: le solide accordéoniste Valentin Kessler qui continue par ailleurs de faire valser les habitants de son village grison. Quant au groupe country-punk Midnight to 6, il incorpore désormais Hackbrett et Talerschwingen sur ses albums. Heidi du techno-jodel Plus audacieux, Cyrill Schläpfer et le producteur de hip-hop Pascal de Sapio ont enregistré „Echo der Zeit“, le dernier disque de Christine Lauterburg. Cette Bernoise de 38 ans livre depuis quelques années déjà des musiques où se mêlent jazz et folklore, blues-rock et chanson traditionnelle. Actrice, on a pu la voir au théâtre ou dans les films de Clemens Klopfenstein („Macao“, „L'appel de la Sibylle“). Musicienne, Christine Lauterburg a marié son accordéon aux cors des Alpes de Mytha, l'orchestre du jazzman Hans Kennel. En 1994, Christine Lauterburg s'offre une énième métamorphose: la voici Nina Hagen des montagnes, Heidi postindustrielle, avec crinière punk, accordéon en bandoulière et musique résolument techno. Du jodel et des boîtes à rythmes. Son disque culmine depuis des semaines au sommet du hit-parade suisse. „Mais attention, prévient Schläpfer, il ne s'agit plus de folklore. Lorsqu'une musique est composée, enregistrée dans le but de passer à la radio et d'obtenir un succès commercial, c'est de la pop“. Perdu au milieu des pommiers du Freiamt argovien, Die Familie Trüeb (la famille trouble) est la dernière émanation de ce renouveau du folklore suisse. „Des copains de Muri organisait, pour rigoler, une fête alpestre, avec lutte au caleçon et tout le bazar. Nous nous sommes inscrits au concours de jodel et nous avons gagné“, sourit Andy Von Gunten, 26 ans, guitariste-chanteur à la campagne et sprécialiste en computer à la ville. Famille pour rire, les Trüeb reprennent d'anciens classiques du folklore, mais aussi des Schlager (les tubes sirupeux des années 50-60) et des compositions du défunt chansonnier bernois Mani Matter. Quand elle ne pousse pas la youtze, leur chanteuse Barbara tient également la basse chez les Chicken Skin, un groupe féminin de rock alternatif. „Quand j'avais 13 ans, je chantais déjà ce vieux répertoire par coeur. Adolescent, j'ai joué du funk, du hard-rock mais aujourd'hui j'ai vraiment du plaisir à retrouver ces chansons. Familie Trüeb les interprète de manière assez rigolote, mais on ne s'en moque pas“, précise le guitariste des Trüeb pour qui le succès du groupe et son existence sont le fruit du Zeitgeist, l'esprit de l'époque: „Pas une mode ethno, mais une quête identitaire. L'envie aussi de jouer une musique proche des gens, avec un passé, mais aussi une certaine actualité. Nationalisme ou patriotisme, ces problèmes existent depuis 200 ans!“ F/A-18 contre youtze Détail piquant, Andy Von Gunten est également président de la section locale du Parti socialiste. Ce qui, en ce fief démocrate-chrétien et blochérien, lui confère quasiment une réputation de terroriste. „On veut prouver que le folklore n'est pas une musique conservatrice. Lors d'une fête contre les avions F/A-18, un militariste est venu vers moi pour me demander: comment peux-tu jouer une aussi jolie musique et raconter des saloperies pareilles“. Materné par une grande maison de disques, la Familie Trüeb est aujourd'hui fort courtisée. Et s'en méfie: „Nous avons joué au festival rock de Saint-Gall et c'était génial. Pareil dans une fête uranaise où le public allait des hippies aux vieux paysans. Mais pas question de se retrouver au Hallenstadion dans l'une de ces fêtes à bière e trompettes“. Passé la Sarine, on cherche en revanche en vain les manifestations de ce retour aux sonorités archaïques. Il est vrai que le terreau folklorique est soigneuesement balisé par les chorales et les fanfares. Quant aux chansonniers soixante-huitards, contrairement à leurs collègues alémaniques, ils ont tourné le dos aux Alpes pour préférer les cafés parisiens. Ces dernières années, on note cependant une petite tentative. En 1992, au festival de la Bâtie, Alain Croubalian, rocker et journaliste, a convié les deux Appenzellois Töbi Tobler et Ficht Tanner pour célébrer sur scène les noces de la country américaine et du folklore helvétique. Manière de rappeler qu'une partie des racines musicales de Johnny Cash sont enfouies quelque part sous un rocher alpin. Pour en savoir plus: „du“: „Der Sound des Alpenraums“, 7 juillet 1993; Christian Seiler, „Verkaufte Volksmusik“, Weltwoche Verlag; „Volksmusik in der Schweiz“, ouvrage collectif, Ringier Verlag; Ernst Roth, „Lexikon der Schweizer Volksmusikanten“, AT Verlag. |